Je devrais vous parler de Lila.
Je sais ce que j’ai envie de dire sur Lila, sur ses parents, sur la maternité, sur la famille.
Je le ferai, plus tard, parce que là j’ai besoin de parler d’autre chose. D’une chose qui me hante depuis des mois, qui revient de manière récurrente.
Mais ce que je vais raconter est abominable. C’est au sujet de camps de concentration. Alors si vous ne vous sentez pas assez solide, ne lisez pas ce qui suit, vraiment.
J’ai toujours beaucoup lu sur les camps de concentration. Vu beaucoup de films, de documentaires. Pas seulement sur les camps et la 2è guerre mondiale, je suis passionnée d’histoire, je lis tout ce qui me tombe sous la main sur un peu toutes les périodes et tous les sujets.
Mais les camps de concentration ont la particularité d’être la chose la plus monstrueuse de l’histoire récente. Il y a eu beaucoup de choses monstrueuses durant ce dernier siècle, beaucoup trop, et il ne s’agit pas d’établir un palmarès…. Mais c’est la première fois dans l’histoire de l’humanité qu’il y a eu tentative de détruire toute vie qui ne rentrait pas dans les bonnes cases – les juifs, les homosexuels, les tziganes, les infirmes- et de les détruire de manière systématique, presque maniaque –j’ai lu cet été des livres édifiants à ce sujet, ceux de Primo Levi et de Jorge Semprun- et à très grande échelle.
Comme il s’agit d’une histoire encore récente, il y a de nombreux témoignages. Juste après la guerre, on a demandé aux survivants de se taire. Après la mort à laquelle ils avaient survécu, le silence imposé. (Je ne fais que répéter ce que j’ai lu).
Je songe à toutes ces vies parties dans la souffrance et la détresse les plus effroyables, je songe à tout ce que des hommes ont pu faire subir à d’autres hommes, avec indifférence ou plaisir sadique, et je songe à ceux qui sont revenus de là-bas, et qu’il faut écouter, pour tous ceux qui ne sont pas revenus, parce que le silence nie leur existence, leur souffrance, leur mort, et les tue à nouveau. Il ne s’agit pas d’intérêt morbide… juste d’une immense compassion……… l’envie de savoir, comme si je pouvais revenir en arrière et empêcher ça……..derrière les mots, il y a des personnes, savoir ce qu’elles ont subi, comment elles sont mortes, dans quel enfer, c’est les accompagner un peu. Un peu. Tellement dérisoire je sais…….
Et j’arrive au vif du sujet. Parce que tout ce que j’ai écrit jusqu’ici, vous le savez. Mais ce que je vais raconter est si affreux que je recule l’instant tant que je peux.
En janvier dernier a eu lieu la commémoration de la libération d’Auschwitz par les Russes. A cette occasion ont paru de nombreux articles dans les journaux. J’en ai acheté un, dans lequel témoignait l’un des membres de la famille de nains à laquelle le monstrueux médecin d’Auschwitz s’était intéressé. J’avais déjà vu à la télévision une interview de cette femme, qui défendait le médecin malgré tout. Cette fois, je n’ai pas lu tout l’article. Je n’ai pas pu. Lorsque j’ai lu que le médecin avait défoncé avec un marteau le crâne de 3000 enfants juifs, je me suis arrêtée.
Il a défoncé le crâne de 3000 enfants avec un marteau.
Ca roule dans ma tête depuis 8 mois.
On a peu écrit sur les enfants dans les camps, parce qu’il y en avait peu : l’immense majorité était gazée dès l’arrivée dans le camp… les autres servaient « d’expérience médicale », je le savais, je n’avais jamais eu besoin des détails.
Je vois ma fille, je vois mon fils. Derrière les mots, il y a eu des personnes, des vies, des souffrances sans nom. Je visualise mes enfants et j’imagine comment ça s’est passé pour ces 3000 enfants.
Est-ce qu’il les a pris un par un ? Sans qu’ils sachent ? Est-ce qu’ils mourraient sans s’en apercevoir, sans même comprendre ?
Ou étaient-ils en file ? dans ce cas, ils voyaient les autres se faire défoncer le crâne….
Ils savaient ce qui allait leur arriver…….. Ils avaient peur….ils pleuraient…ils hurlaient…..se débattaient… c’est pas possible, comment ont-ils pu leur faire ça ? Est-ce qu’ils les tenaient ? est-ce qu’ils riaient de leurs cris de terreur ??
Je vois ma fille, je vois mon fils, pleurer, supplier, hurler, se débattre, je vois ces 3000 enfants sans noms et sans visages mais je sais leurs cris, leurs pleurs, leurs supplications, leurs souffrances…. Parce que ça ne marchait peut-être pas du premier coup ? un seul coup, ça ne suffit peut-être pas pour exploser le crâne d’un enfant……
3000 enfants…. Il a fait ça à 3000 enfants….. ça et bien d’autres choses…..
Juste avant, j’avais lu le témoignage d’un rescapé qui expliquait que pour aller plus vite, les nazis avaient balancé des enfants vivants dans le feu.
Là je ne peux plus. J’ai toujours le magazine, je ne le jetterai pas tant que je n’aurai pas lu le reste, mais pour le moment, je ne peux pas. J’ai lu d’autres livres depuis, j’ai accompagné Primo Levi et Jorge Semprun comme j’en avais déjà accompagné d’autres. J’ai fait des cauchemars, comme souvent.
Mais là, je ne peux plus. Accompagner les enfants, c’est au-dessus de mes forces. En fait cela fait 8 mois que je les accompagne malgré moi, et souvent je songe à eux en voyant mes enfants. Ce sont plutôt eux qui m’accompagnent, et empêchent souvent des gestes ou des paroles inutiles. Pourquoi s’énerver pour un verre de jus d’orange renversé, mes enfants renversent le jus d’orange parce qu’ils sont vivants et qu’on ne leur a pas défoncé le crâne avec un marteau. Ils sont vivants, là, avec moi, rien d’autre n’a d’importance, tout le reste est dérisoire.
Parfois ma fille me demande pourquoi je suis triste…. C’est parce que je pense à eux….Je continue de les voir pleurer, se débattre…De me demander dans quel désespoir ils sont morts…...Je pense de plus en plus à eux….Alors j’ai écrit ces mots, pour déposer un tout petit peu le poids qu’ils ont mis en moi…. Et pour vous donner, peut-être, davantage envie de vivre fort, et d’offrir cette soif de vivre à vos enfants, pour tous ceux qui n’ont pas pu le faire, parce qu’ils ont eu le crâne défoncé avec un marteau.
Tuesday, August 23, 2005
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16 comments:
je préfère ne pas connaître les détails en général mais je fais parfois des exceptions, là c'était pour que tu te sentes pas trop seule avec ce genre de cauchemar trop réel.
Je ne devrais pas en rajouter, mais le marteau m'a fait penser aux enfants tués à la machette au Rwanda, ça continue d'arriver, il n'y a que l'arme qui change, on ne peut même pas dire que c'est du passé et que ce n'est pas la peine d'en parler.
Quand j'étais ado, j'ai eu l'occasion de voir un film dont j'ai (bien entendu) oublié le titre. Un film italien dont l'histoire se déroulait pendant le facisme. Dans une cave, un type tenait un enfant par les pieds, le faisait tournoyer en lui fracassant la tête contre les murs.
J'ai vu cette scène voilà presque vingt ans et j'y pense encore, je me sens toujours au bord de la crise de nerfs, de larmes alors j'essaye de l'oublier, de tout oublier parce que sans ça, autant en finir tout de suite. Moi aussi je regarde mes enfants en pensant aux atrocités subies par d'autres. Il m'arrive de m'énerver pour des bêtises, je le sais mais c'est plus fort que moi parfois et je me sens quasi minable. Mon quotidien que je trouve parfois difficile est en paradis.
Je ne connaissais pas ton blog, j'y reviendrai mais pour une première lecture, ça démarre fort.
cordialement.
Un mot, juste un mot pour étouffer à jamais le silence imposé trop longtemps aux victimes : merci. Merci de cette note. Merci d'avoir partagé ton émotion avec nous. Peut-être ne te déchargera-t-elle pas de ce poids, mais quand même... Un petit peu ?
(et m... aux spammeurs !)
Merci pour vos réactions
bienvenue mamansursaplanète
Oui, la déshumanisation, décortiquée dans "si c'est un bomme" de Primo Levi.... A lire, vraiment.
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